Comme un mur de briques : la Cour d’appel de la Colombie-Britannique définit les règles applicables à la détermination de la compétence d’un arbitre

17 juin 2024

Écrit par David Gruber et Jackson Spencer

L’arbitrage semble gagner en popularité en tant que mode alternatif de règlement de différends commerciaux pour de nombreuses raisons, notamment les délais du système de traitement des litiges, le choix de l’autorité décisionnelle et une flexibilité procédurale accrue. Mais que se passe-t-il lorsque les parties concernées ne s’entendent pas sur la question de savoir si la convention d’arbitrage contenue à un contrat leur est applicable, si le litige qui les oppose est couvert par la convention d’arbitrage, ou si la partie réclamante est forclose de procéder par voie d’arbitrage? De telles questions doivent-elles être soumises à la compétence d’un tribunal de droit commun ou d’arbitrage?

Dans l’affaire Spark Event Rentals Ltd. v Google LLC, 2024 BCCA 148 (Spark Event Rentals), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (Cour d’appel) a confirmé que deux cadres procéduraux complémentaires penchaient en faveur d’une suspension des procédures judiciaires en faveur d’un examen des questions de compétence par un tribunal d’arbitrage.

Dans un premier temps, le « cadre Dell », issue de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans le cadre de l’affaire Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34, définit les critères en vertu desquels un tribunal de droit commun devrait s’accorder la compétence juridictionnelle plutôt que de renvoyer la question au tribunal d’arbitrage même si, en pratique, ce dernier serait parfaitement en mesure de trancher la question.

Dans un second temps, « le cadre du mur de briques », auquel s’est ralliée une majorité de sept des neuf juges de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16, s’attarde à certaines circonstances où [traduction] « les obstacles à une contestation fondée sur la compétence sont tels que la question risque de ne pas se rendre jusqu’à l’arbitre chargé d’en décider1 ».

Le cadre Dell

Nonobstant la règle générale selon laquelle un tribunal d’arbitrage peut et devrait décider de sa propre compétence (ce à quoi l’on réfère généralement comme étant le principe de « compétence-compétence »), les tribunaux de droit commun conservent l’autorité leur permettant de décider d’une contestation de nature juridictionnelle en certaines circonstances. Dans le cadre Dell, ces circonstances sont les suivantes :

  1. Un tribunal pourrait trancher une question de droit.
  2. Lorsque la compétence de l’arbitre requiert l’admission et l’examen d’une preuve uniquement factuelle, la question sera généralement laissée à la discrétion de l’arbitre.
  3. En matière de questions mixtes de fait et de droit, les tribunaux doivent également reconnaître la compétence de l’arbitre à moins (ce qui, en pratique, constitue la seule exception) que le fait d’adresser des questions de fait entraîne une revue sommaire de la preuve documentaire produite au dossier, et que le tribunal est convaincu que la contestation n’est ni une stratégie visant à gagner du temps, ni susceptible de compromettre le recours à l’arbitrage.

La Cour d’appel, dans Spark Event Rentals, a précisé qu’une [traduction] « revue sommaire » n’était en rien incompatible avec une [traduction] « analyse approfondie de questions juridiques » si tant est que les faits indispensables à une telle analyse étaient évidents ou, à tout le moins, exempts de contestation légitime2. Il semble donc que les parties souhaitant soumettre une question juridique particulière à un tribunal de droit commun soient en mesure de s’entendre sur la base factuelle et documentaire requise dans le cadre d’une telle détermination. Par exemple, dans le cadre de deux jugements récents de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, les parties, sur la base de faits qu’elles admettaient ou qui ressortaient on ne peut plus clairement du dossier, ont convenu de soumettre à la compétence du tribunal la question de savoir si les conventions à l’étude étaient invalides parce que déraisonnables ou contraires à l’ordre public3.

Par conséquent, la partie qui entend contester la compétence d’un arbitre sur une question mixte de fait et de droit (l’interprétation de dispositions contractuelles, le caractère raisonnable ou une contravention à l’ordre public, par exemple) et qui accorde toute sa confiance à la preuve produite au dossier du tribunal de droit commun souhaitera peut-être formuler une telle question de manière à ce qu’elle puisse être tranchée à l’issue d’une revue sommaire de faits évidents ou non contestés.

Le cadre du mur de briques

Le cadre du mur de briques, auquel un tribunal de droit commun peut s’en remettre après (ou sans) avoir considéré le cadre Dell, pose la question de savoir si, dans l’éventualité où une suspension des procédures judiciaires était ordonnée, il existera une réelle possibilité que la contestation portant sur la compétence de l’arbitre ne soit jamais résolue. Dans le cadre de l’affaire Spark Event Rentals, la Cour d’appel a statué que la question préliminaire à trancher était celle de savoir si, une fois la preuve produite soumise à une revue sommaire (plutôt qu’à un mini-procès), il existe une [traduction] « réelle possibilité » (quelle qu’en soient les raisons légitimes) que la contestation portant sur la validité de la convention d’arbitrage [traduction] « ne soit jamais résolue par l’arbitre4 ».

Une fois que la réponse à une telle question préliminaire est connue, le tribunal de droit commun pourra, tout comme s’il était lui-même l’arbitre, entreprendre une revue approfondie de la preuve disponible afin de juger de la question de compétence au fond. De fait, il aura « carte blanche » pour considérer toutes les facettes de la preuve en vue de résoudre les questions de fait et de droit qu’il estimera pertinentes5.

Ordre public

Il importe de noter que la Cour d’appel, dans le cadre de l’affaire Spark Event Rentals, a rejeté l’argumentation à l’effet que l’ordre public devait être considéré comme un motif subsidiaire permettant à un tribunal de droit commun (par opposition à un arbitre) d’étendre son analyse au-delà de la portée du principe de compétence-compétence et de déterminer, ce faisant, si une convention d’arbitrage est valide ou non. Autrement dit, un tribunal de droit commun ne pourra se livrer à un [traduction] « examen substantif et détaillé de la validité » que si le principe de compétence-compétence est mis de côté en raison du fait que les paramètres du cadre Dell sont satisfaits, que le cadre du mur de briques est raisonnablement susceptible de s’appliquer, et/ou que les parties en ont ainsi convenu6.

Décision de la Cour d’appel

La Cour d’appel, en fin de compte, a retenu les conclusions du juge de première instance à l’effet que la défenderesse Google LLC avait satisfait aux exigences statutaires justifiant la suspension de l’action collective entreprise par la partie demanderesse, et que cette dernière, une entreprise spécialisée dans la location d’équipement événementiel et opérant à Memberton, en Colombie-Britannique, n’avait pas réussi à écarter le principe de compétence-compétence.

Aux dires de la Cour d’appel, le juge de première instance avait eu raison de se livrer à une revue sommaire de la preuve avant d’en arriver à la conclusion que la partie demanderesse disposait des ressources lui permettant d’entamer la procédure d’arbitrage, ce qui aurait permis à l’arbitre de [traduction] « déterminer si oui ou non le litige pouvait être résolu par voie d’arbitrage »7.

Selon la Cour d’appel, de telles conclusions devaient s’appliquer même si la partie demanderesse avait fait la preuve qu’elle ne disposait pas des moyens financiers lui permettant de poursuivre des démarches d’arbitrage en Californie devant un panel de trois arbitres, et que ses procureurs étaient disposés à déposer un recours collectif en Colombie-Britannique sur la foi d’une rémunération à pourcentage. De fait, le tribunal a retenu que la partie demanderesse n’avait jamais déclaré [traduction] « être incapable d’assumer les frais associés à une décision portant sur la contestation préliminaire relative à la compétence8 ».

Suivant un tel raisonnement, le fait qu’une procédure d’arbitrage puisse s’avérer extrêmement coûteuse ne saurait empêcher la suspension des procédures produites auprès d’un tribunal de droit commun. De fait, le tribunal ne devrait trancher la question de compétence que lorsque certaines circonstances bien précises (telles que des frais disproportionnés ou l’impossibilité raisonnable d’atteindre le lieu où l’audition doit avoir lieu) empêchent une partie d’avoir recours à la procédure d’arbitrage ou de soumettre quelque [traduction] « moyen de contestation significatif » à l’encontre de cette dernière9.

Bien qu’elle n’ait pas déterminé avec certitude si oui ou non le tribunal de première instance avait appuyé son analyse sur le cadre Dell, la Cour d’appel s’est dite catégorique sur le fait que la question de savoir si la convention d’arbitrage était invalide ou sans effet parce que déraisonnable ou contraire à l’ordre public (une question mixte de fait et de droit) ne pourrait être résolue à l’issue d’un simple survol de la preuve produite au dossier. La Cour d’appel, en fin de compte, a confirmé la décision voulant que les procédures entourant le recours collectif du demandeur soient suspendues.

Conclusion

Toute partie qui prévoit conclure un contrat comprenant une convention d’arbitrage devrait être informée du fait que les tribunaux de droit commun préfèrent laisser les questions de nature juridictionnelle à la discrétion d’un arbitre, et ce, même lorsque l’assujettissement à une convention d’arbitrage est l’une des conditions essentielles du contrat (dans l’affaire Spark Event Rentals, la partie demanderesse, une entreprise spécialisée dans la location d’équipement événementiel, avait souscrit un abonnement à Google Ads et accepté les conditions d’utilisation imposées par Google). Or la Cour d’appel en est venue à la conclusion que la partie demanderesse avait le droit de [traduction] « disséminer des renseignements au sujet de ses services… sans devoir passer par Google Ads » et pouvait procéder par voie de [traduction] « recherches organiques par l’entremise d’Internet ». Cela dit, s’agit-il bien d’une option viable au sein du marché actuel? L’assujettissement à une procédure d’arbitrage administrée par trois arbitres en Californie représente-t-il une condition préalable raisonnable à la conclusion d’une entente liant Google et une entreprise de location opérant à Pemberton, en Colombie-Britannique?

Dans un tel contexte, les personnes physiques ou morales qui souhaitent conclure une entente comprenant une convention d’arbitrage devraient, dans la mesure du possible, consulter des conseillers juridiques spécialisés qui seront en mesure de définir l’étendue des droits et recours qu’elles pourront faire valoir en cas de différend.

Si vous souhaitez conclure une telle entente ou obtenir de l’aide dans le cadre d’un différend portant sur une convention d’arbitrage, n’hésitez pas à contacter l’un des membres de notre groupe Arbitrage commercial. 


1 Spark Event Rentals Ltd. v Google LLC, 2024 BCCA 148, paragraphe 15.

2 2024 BCCA 148, paragraphe 18.

3 Voir Petty v Niantic Inc., 2022 BCSC 1077, confirmé 2023 BCCA 315, ainsi que Williams v Amazon.com Inc., 2023 BCCA 314.

4 2024 BCCA 148, paragraphe 24.

52024 BCCA 148, paragraphe 25.

6 2024 BCCA 148, paragraphe 48.

7 2024 BCCA 148, paragraphe 59 (faisant référence au jugement de première instance).

8 2024 BCCA 148, paragraphe 61.

9 2024 BCCA 148, paragraphe 20.

 

Auteur(e)s

Jackson Spencer
604.891.5359
spencerj@bennettjones.com

David E. Gruber
604.891.5150
gruberd@bennettjones.com



Veuillez noter que cette publication présente un aperçu des tendances juridiques notables et des mises à jour connexes. Elle est fournie à titre informatif seulement et ne saurait remplacer un conseil juridique personnalisé. Si vous avez besoin de conseils adaptés à votre propre situation, veuillez communiquer avec l’un des auteurs pour savoir comment nous pouvons vous aider à gérer vos besoins juridiques.

Pour obtenir l’autorisation de republier la présente publication ou toute autre publication, veuillez communiquer avec Amrita Kochhar à kochhara@bennettjones.com.