Les marchés changent. Les situations changent. Les plans changent. Et face au changement, les locataires sont souvent confrontés à des obligations de location futures qui ne conviennent plus à leurs plans d’affaires. Ils doivent (ou du moins veulent) modifier l’accord avec leur propriétaire. Mais ce que les locataires commerciaux et leurs propriétaires doivent se rappeler, c’est que les baux ne sont pas tout à fait les mêmes que les autres contrats commerciaux.
Dans de nombreux contrats commerciaux, lorsqu’une partie souhaite résilier unilatéralement la transaction, elle peut le faire et faire face à une demande de dommages-intérêts. Et dans de nombreux contrats commerciaux, la partie résiliante sait que la demande de dommages-intérêts du contrepartie sera assujettie à son obligation d’atténuer ces dommages, dans la mesure du possible. Tout cela pour dire que la répudiation de nombreux contrats commerciaux a souvent pour conséquence que la partie résiliante est responsable de quelque chose de moins que le solde complet des responsabilités pour le reste de la durée du contrat.
Les baux commerciaux, cependant, sont différents, et une décision récente de l’Ontario dans l’affaire La Compagnie d’assurance-vie du Canada et autres c. Aphria Inc.1 fournit un rappel judicieux que, lorsqu’il est confronté à la répudiation du bail par un locataire commercial, un locateur a des choix, et parmi ces choix se trouve le droit de ne pas accepter la résiliation, de continuer à poursuivre les loyers à leur échéance et de ne prendre aucune mesure pour atténuer les dommages futurs. Ou pour le dire autrement, le locateur peut simplement refuser la demande du locataire de mettre fin à la location et le tenir responsable du reste des obligations du bail.
En juin 2018, Aphria Inc. (Aphria) a loué une suite située au 1, rue Adelaide Est, à Toronto (les locaux) pour une durée de 10 ans. Cependant, ses besoins opérationnels ont changé peu de temps après, ce qui a entraîné une situation où Aphria n’a plus besoin d’utiliser les locaux.
En mars 2021, Aphria a approché les propriétaires – la Compagnie d’assurance-vie du Canada et I.G. Investment Management, Ltd.2 (collectivement, les locateurs) – pour demander une résiliation anticipée du bail. Les locateurs ont rejeté la proposition et ont informé Aphria qu’elle n’avait pas le droit de résilier unilatéralement le bail.
Aphria a répondu par un avis de répudiation daté du 26 août 2021 et a quitté les lieux à la même date ou vers cette date. Encore une fois, les locateurs n’ont pas accepté la répudiation et ont rappelé à Aphria qu’elle demeurait tenue de respecter ses engagements en vertu du bail. Aphria a ensuite adopté la position selon laquelle les locateurs étaient tenus d’atténuer leurs dommages causés par la répudiation.
Les locateurs n’étaient pas d’accord et ont continué de mener leurs affaires conformément aux conditions du bail, notamment en faisant valoir constamment leur droit à des arriérés et en ne prenant aucune mesure pour louer de nouveau les lieux ou pour refuser l’accès à Aphria, entre autres choses. Enfin, les locateurs ont poursuivi Aphria pour des loyers impayés et des loyers futurs, en s’appuyant sur le commentaire de la juge Bora Laskin dans la décision de la Cour suprême du Canada (la Cour suprême) de 1971 Douglas and Co. Ltd., Highway Properties Ltd. c. Kelly3 (Highway Properties) — une affaire historique sur la répudiation du bail — à l’appui du principe selon lequel « le locateur n’a pas d’obligation d’atténuation»4.
Au procès, Aphria a invité la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la Cour) à ne pas tenir compte du commentaire du juge Laskin, affirmant que Highway Properties créait une « anomalie dans le droit des contrats »5 en n’exigeant pas que le locateur prenne des mesures raisonnables pour réduire ses pertes dans les cas de répudiation, ce qui est différent de l’approche généralement adoptée lorsque d’autres contrats commerciaux sont répudiés. Aphria a fait valoir que l’application de la doctrine de l’atténuation aux opérations de location permettrait d’atteindre plusieurs objectifs, dont le moindre n’est pas l’harmonisation du droit du crédit-bail commercial avec le droit des contrats commerciaux. Elle a également affirmé que cette demande assurerait l’efficience économique, reconnaîtrait que les propriétaires commerciaux sont généralement mieux placés pour atténuer les pertes, découragerait les résultats absurdes et la multiplicité des actions, et encouragerait la liberté contractuelle. 6 Les arguments d’Aphria reposaient sur des décisions de la Cour suprême à la suite de Highway Properties qui favorisent l’atténuation par rapport à l’exécution spécifique pour la répudiation contractuelle, mais aucune de ces affaires ne concernait des baux commerciaux. 7
Alors, quels sont les recours dont dispose le locateur lorsqu’un locataire tente de résilier unilatéralement un bail commercial ? En vertu de Highway Properties, le locateur peut :
Le dernier de ces recours a été accordé par la Cour suprême dans ce qui était, à l’époque, un moment important en droit du crédit-bail. Avant l’installation de Highway Properties, les propriétaires commerciaux ne pouvaient se prévaloir que des recours 1 à 3, qui ne permettaient que le recouvrement des pertes accumulées. La raison réside dans les lignées historiquement divergentes du droit de la propriété et du droit des contrats.
Bien que les baux soient des contrats de forme et de fonction, le droit de la propriété les avait traditionnellement qualifiés de cessions d’intérêts fonciers. Une fois qu’un locateur accepte la répudiation d’un bail par un locataire, le bail et l’intérêt du locataire dans le terrain prendraient fin, excluant ainsi le locateur d’une réclamation pour pertes potentielles. 9 La logique est la suivante : puisque les loyers proviennent d’un intérêt foncier, ils cesseraient d’être payables avec la cessation de cet intérêt foncier. 10
Dans l’arrêt Highway Properties, la Cour suprême a reconnu les limites de cette approche et a statué qu’il n’était plus raisonnable de traiter un bail commercial comme « simplement un transfert et non comme un contrat»11, accordant ainsi aux propriétaires commerciaux l’allègement d’une poursuite pour des loyers futurs. Toutefois, un avis approprié doit être signifié au locataire défaillant comme condition préalable, car un tel avis inciterait théoriquement le locataire défaillant à réévaluer la situation et peut-être à s’efforcer de changer de cap pour éviter d’autres revers financiers et de réputation.
Revenant à l’affaire à l’étude, la Cour a tranché la question de l’atténuation en examinant si le commentaire du juge Laskin dans Highway Properties était exécutoire et, le cas échéant, si la Cour devait s’écarter de la jurisprudence.
Aphria a soutenu que l’énoncé [traduction] « le locateur n’a pas d’obligation d’atténuation »12 n’était qu’une remarque judiciaire plutôt qu’une décision et qu’il ne liait donc pas les tribunaux inférieurs. Toutefois, la Cour a conclu que l’inverse était vrai compte tenu de l’atténuation et de l’obligation du locateur commercial à la suite d’une répudiation de bail étaient des questions clés dans Highway Properties, et certaines remarques judiciaires émises par la Cour suprême doivent être considérées comme faisant autorité. 13 ans
La Cour a également refusé de s’écarter de la jurisprudence pour préserver la certitude du droit et la stabilité des opérations de location commerciales existantes et futures. Après tout, la loi dans Highway Properties est observée depuis plus de 50 ans (sauf dans un cas étrange ou deux), et donc tout changement émanant d’un tribunal inférieur bouleverserait la loi et le marché. La Cour a toutefois été favorable aux arguments d’Aphria et a convenu qu’il semble inhabituel qu’il n’existe pas d’obligation d’atténuation pour les propriétaires commerciaux.
En fin de compte, Aphria a été condamnée à payer les loyers impayés jusqu’au 15 juin 2023, mais pas les loyers futurs à moins que les propriétaires n’intentent d’autres poursuites pour les récupérer. Cela correspond au recours associé au choix des locateurs de maintenir le bail en vie. De plus, la Cour a statué que le montant des loyers futurs payables par Aphria devra être évalué en fonction de toute mesure d’atténuation qui se produit en fait. Et ce, même si les propriétaires commerciaux ne sont pas tenus d’atténuer les pertes découlant de la répudiation du bail.
Alors, qu’en retenons-nous ? Les locataires commerciaux qui envisagent de résilier unilatéralement un bail non expiré devraient réfléchir à deux fois (ou peut-être plusieurs fois) avant de s’en aller. Pour l’instant, les locateurs dans les juridictions canadiennes de common law qui font face à une répudiation de bail commercial ont quatre recours en droit et ne sont pas tenus d’atténuer les dommages en vertu de l’un de ces recours. En tant que locateur, les coûts-avantages de chaque réparation doivent être soupesés par rapport aux circonstances de la répudiation afin de déterminer la meilleure ligne de conduite. De plus, il faut tenir compte de l’exigence d’avis en vertu de chaque recours pour s’assurer que l’on bénéficie du maximum d’avantages offerts par chaque recours.
1 La Compagnie d’assurance du Canada sur la vie et autres c. Aphria Inc. 2023 ONSC 6912 [Aphria].
2 À titre de fiduciaire du Fonds des biens immobiliers IG Mackenzie et d’Optrust Office Inc.
3 Douglas and Co. Ltd., Highway Properties Ltd. c. Kelly, [1971] R.C.S. 562 [Highway Properties].
4 Ibid à la 573.
5 Aphria, supra note 1 au para 19.
6 Ibid au para 45.
7 Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autres (1978), 1978 CanLII 16 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 633 ; Semelhago c. Paramadevan, 1996 CanLII 209 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 415 ; Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38, [2004] 2 R.C.S. 74 ; et Southcott Estates Inc. c. Toronto Catholic District School Board, 2012 CSC 15, [2012] 2 R.C.S. 675.
8 Highway Properties supra note 3 à la p. 571.
9 Bruce Ziff, Principles of Property Law, 5e édition (Toronto : Carswell, 2010), à la page 308.
10 Highway Properties, supra note 3 à la p. 574.
11 Ibid à la 577.
12 Highway Properties, supra note 3 à la p. 573.
13 R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, au para 57.