Le 19 octobre 2005, la Cour suprême du Canada a rendu ses deux premiers jugements sur la règle générale anti-évitement (ou « RGAE ») en vertu de l’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (la « Loi »), Mathew et autres c. La Reine et Canada Trustco c. La Reine. Ce faisant, la Cour a conclu à l’unanimité que la RGAE ne s’appliquera que s’il n’est pas raisonnable de considérer que l’avantage fiscal obtenu s’inscrit dans « l’objet, l’esprit ou l’objet » des dispositions de la Loi lorsqu’il est interprété « textuellement, contextuellement et intentionnellement ». Après plus de 20 décisions antérieures des tribunaux inférieurs sur la RGAE, on espérait que ces deux affaires permettraient de clarifier où la planification fiscale permise se transforme en évitement fiscal abusif. Bien que la ligne de démarcation entre les deux demeure insaisissable, la Cour a offert des indications utiles sur l’endroit où elle pourrait commencer et, ce qui est peut-être plus important, sur les endroits où la RGAE n’a pas sa place.
Dans les faits, les affaires Mathew et Fiducie Canada Ltée découlent d’opérations conclues dans les années 1990. Cependant, la question fondamentale soulevée par ces affaires remonte à 70 ans à une affaire bien connue impliquant un riche duc et son personnel domestique appelée Inland Revenue Commissioners v. Duke of Westminster. Dans cette affaire, le duc payait des salaires non déductibles à ses employés de maison depuis plusieurs années lorsqu’il a eu l’idée de leur payer (entièrement déductible) des « paiements de rente » à la place. Il a ensuite cherché à déduire les paiements de son revenu; les autorités fiscales ont déclaré qu’il s’agissait de salaires.
Dans des termes qui ont résonné depuis qu’ils ont été écrits en 1935, la Cour a statué que « [l]'homme a le droit, s’il le peut, d’ordonner ses affaires de manière à ce que la taxe attachée en vertu des lois appropriées soit inférieure à ce qu’elle serait autrement ». Le principe fondamental selon lequel les contribuables ont le droit d’ordonner à leurs affaires de payer le moins d’impôt permis par la loi est donc né.
Dans les années qui ont suivi, la Cour suprême du Canada a constamment réaffirmé le principe du duc de Westminster. Cependant, lorsque la règle générale anti-évitement a été introduite dans la Loi en 1988, la question a été naturellement posée: est-ce la fin de la ligne pour le duc?
Dans la première affaire, Mathew et autres c. La Reine (aussi connue sous le nom de Kaulius c. La Reine), les faits étaient relativement simples. En 1991, la Standard Trust Company (« STC ») était insolvable et un liquidateur a été nommé. Le liquidateur a transféré un portefeuille de prêts hypothécaires improductifs de STC dans une société en nom collectif appelée STIL II. Les prêts hypothécaires avaient d’importantes pertes accumulées mais non réalisées au moment du transfert. Étant donné que STC n’avait aucun lien de dépendance avec STIL II au moment du transfert (et pendant les 30 jours suivant le transfert), l’ancien paragraphe 18(13) refusait la reconnaissance de la perte sur le transfert et la conservait entre les mains de STIL II. Le liquidateur a ensuite cherché des acheteurs pour la société de personnes et, après 8 mois, les a trouvés chez les contribuables. Les contribuables ont acquis une participation dans une deuxième société en nom collectif, SRMP, qui avait été établie pour détenir 76 % de STIL II. Par la suite, en 1993, STIL II a réalisé les prêts hypothécaires et a enregistré une perte d’entreprise de 52 millions de dollars, dont la majeure partie a été attribuée à son partenaire majoritaire, SRMP. Les contribuables, en tant qu’associés dans SRMP, ont ensuite réclamé leurs parts respectives des pertes de SRMP dans le calcul de leurs propres revenus.
Le ministre du Revenu national a appliqué la RGAE pour refuser les pertes des contribuables, car la politique générale de la Loi était contre les opérations sur pertes.
Les faits de la deuxième affaire, Canada Trustco Mortgage Company c. La Reine, étaient plus complexes, mais ressemblaient finalement à une transaction de « cession-bail ». Fiducie Canada Ltée était un prêteur hypothécaire et un locateur et, dans le cadre de ses activités, elle obtenait des revenus des actifs loués. En 1996, elle a payé 120 millions de dollars pour acquérir une flotte de remorques d’une entreprise américaine, TLI. Pour effectuer l’achat, Fiducie Canada Ltée a utilisé 22 millions de dollars de son propre argent et a emprunté le reste sur une base garantie à recours limité de la Banque Royale du Canada. Immédiatement après l’achat des remorques, Fiducie Canada Ltée les a louées à une société britannique, MAIL, qui les a à son tour sous-louées à TLI, le propriétaire d’origine. TLI a ensuite payé d’avance les 116 millions de dollars dus à MAIL en vertu du contrat de sous-location, et ce montant a été mis en dépôt en vertu d’un accord qui finançait et garantissait l’obligation de MAIL d’effectuer des paiements de location futurs à Fiducie Canada Ltée. Fiducie Canada Ltée a ensuite cédé à la Banque Royale les paiements de loyer qui lui étaient dus par MAIL à titre de garantie pour le prêt consenti par la Banque Royale. Fiducie Canada Ltée a ensuite demandé une déduction pour amortissement (ou DPA) sur les remorques totalisant 98 millions de dollars, ce qui était à sa disposition pour protéger le revenu d’autres sources.
Le ministre a rejeté la demande de DPA de Fiducie Canada Ltée, en se fondant sur la RGAE et d’autres arguments, alléguant que les opérations étaient complètement circulaires, ne comportaient aucun risque économique pour Fiducie Canada Ltée et avaient été conçues uniquement pour obtenir une déduction pour DPA fabriquée.
La Cour suprême a confirmé que pour que la RGAE s’applique, trois exigences doivent être respectées :
Il incombe au contribuable de réfuter les exigences (1) et (2), mais il incombe au ministre d’établir le point (3). S’il n’est pas clair, le bénéfice du doute devrait aller au contribuable.
Dans les deux cas, la Cour suprême a conclu que la première exigence était facilement remplie, ce qui permettait un seuil bas pour l’existence d’un « avantage fiscal ». L’ampleur de l'« avantage fiscal » n’était pas pertinente. La seule question était de savoir si le contribuable avait réduit, évité ou différé l’impôt payable en vertu de la Loi.
La Cour suprême a également conclu que la deuxième condition était remplie compte des faits. La question de savoir si une opération particulière était une « opération d’annulation » dépendait d’une « évaluation objective de l’importance relative des forces motrices de l’opération ». Même si une opération d’une série est une « opération d’évitement », l’avantage fiscal peut être refusé par la RGAE.
La troisième exigence — le soi-disant critère de l'« abus et de l’abus » — est normalement la plus importante et a « donné lieu à la plus grande difficulté dans l’interprétation et l’application de la RGAE ». Les questions de savoir s’il y a eu « abus » d’une disposition de la Loi et s’il y a eu un « abus » de la Loi lue dans son ensemble sont inséparables et la Cour suprême a résumé la question à savoir s’il y a eu « évitement fiscal abusif ». Cette détermination comporte deux étapes :
En appliquant ces critères, la Cour suprême a confirmé les conclusions des tribunaux inférieurs selon lesquelles les opérations dans l’affaire Mathew étaient abusives, alors que celles effectuées dans l’affaire Fiducie Canada Ltée ne l’étaient pas.
Dans l’arrêt Mathew, l’objet clair de l’ancien paragraphe 18(13) était d’empêcher un contribuable qui a pour entreprise de prêter de l’argent de réclamer une perte lors du transfert d’une hypothèque avec lien de dépendance. Cette perte n’a été préservée entre les mains du cessionnaire qu'«en raison de sa relation spéciale avec la société de personnes cessionnaire ». Par conséquent, permettre à un nouvel associé sans lien de dépendance d’adhérer à la société de personnes cessionnaire et de tirer profit de ces pertes « violerait la prémisse fondamentale qui sous-tend le par. 18(13) selon laquelle la perte est préservée parce qu’elle demeure essentiellement sous le contrôle du cédant ». Par conséquent, permettre aux nouveaux associés de tirer profit de la perte « irait à l’encontre de l’objet principal du paragraphe 18(13) et de la prémisse sur laquelle elle exerce ses activités ».
En revanche, les faits de l’affaire Fiducie Canada Ltée n’ont pas démontré l’évitement fiscal abusif parce que l’économie des règles de DPA énoncées dans la Loi était fondée sur le « coût juridique » (plutôt que sur le « coût réel » ou le « coût économique ») et c’est précisément ce qui a été utilisé pour déterminer la DPA du contribuable. La Cour a conclu ce qui suit :
Textuellement, les dispositions relatives à la DPA utilisent le terme « coût » au sens bien établi du montant payé pour acquérir les biens. Sur le plan contextuel, d’autres dispositions de la Loi appuient cette interprétation. Enfin, l’objet des dispositions de la Loi relatives à la DPA, telles qu’elles s’appliquaient aux opérations de cession-bail, était, comme l’a conclu le juge de la Cour de l’impôt, de permettre la déduction de la DPA en fonction du coût des biens acquis. Cet objectif ressort clairement de l’économie des dispositions de la LCC de la Loi dans son ensemble.
Certains commentateurs ont déjà laissé entendre que la seule certitude réelle ici est qu’un contribuable a gagné et l’autre a perdu. À notre avis, cependant, il y a plus:
1) Substance économique — La substance économique était au cœur de l’argumentation du ministre dans l’affaire Canada Trustco. Bien que la substance économique « puisse être pertinente » dans l’analyse d’une opération, le concept « a peu de sens indépendamment de l’interprétation appropriée de dispositions particulières de la Loi ». La Cour a rejeté toute idée selon laquelle la RGAE elle-même imposait un critère de substance économique qui pourrait être utilisé pour l’emporter sur des dispositions particulières de la Loi qui ne l’ont pas fait.
2) Certitude, prévisibilité et rôle des tribunaux — La Cour a réitéré (a) l’importance de la certitude et de la prévisibilité dans les lois fiscales afin que les contribuables puissent ordonner leurs affaires intelligemment, et (b) les tribunaux ne sont pas l’endroit approprié pour formuler la politique fiscale. Bien que certains commentateurs affirment que le premier objectif n’est qu’un objectif parmi tant d’autres (comme l’équité, la neutralité et l’augmentation des recettes) et que la deuxième préoccupation est exagérée, le ferme appui de la Cour à ces principes dans le contexte de la RGAE est le bienvenu.
3) Il incombe au ministre d’établir un abus et un abus manifestes — La Cour a expressément appuyé la double proposition selon laquelle la RGAE ne peut être appliquée « que lorsque la nature abusive de l’opération est claire » et qu’il incombe au ministre d’établir que l’opération va à l’encontre de « l’objet, de l’esprit ou de l’objet » d’une disposition particulière de la Loi. Cela réaffirme le caractère extraordinaire de l’article 245. En cas de doute, l’avantage devrait aller au contribuable.
Comme d’habitude, l’effet réel de ces jugements ne sera pas connu avant un certain temps. Cependant, la Cour suprême nous a donné une réponse réfléchie à notre question initiale: le duc vit toujours, mais il ne marche pas avec tout à fait le même objet, l’esprit ou le but qu’avant.