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Depuis 2006, année qui a précédé la crise financière mondiale, le PIB réel par habitant au Canada a progressé à un taux annuel moyen de 0,4 %, bien en deçà de la moyenne de 1,6 % des années antérieures. A cours de cette période, de façon cumulative, notre revenu réel n’a augmenté que de 5,4 %. Sur la base de la tendance des 30 années précédentes, l’augmentation aurait été de 35 %.
Le monde a changé depuis 2006. Nous avons traversé et nous sommes remis non seulement de la crise financière mondiale, mais de la pandémie de COVID. Le Canada a signé des accords commerciaux avec des partenaires d’Europe et de l’Asie-Pacifique et renégocié l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avant de voir la mondialisation s’enliser. L’iPhone a succédé au Blackberry, puis nous avons assisté à l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) dont les bases ont été jetées en partie par des chercheurs dans nos propres institutions. De nombreuses entreprises innovatrices ont vu le jour. Certaines ont réussi, beaucoup ont disparu. Les marchés de l’énergie ont été transformés par la révolution du gaz et du pétrole de schiste et par les politiques de lutte contre les changements climatiques. La production et les exportations de pétrole canadien ont augmenté, nous avons fermé la plupart des centrales au charbon et nous avons accru nos investissements dans les énergies renouvelables. Notre population a vieilli et nous avons accueilli davantage d’immigrants. La croissance de la consommation et du secteur du logement a été soutenue, s’appuyant en partie sur une augmentation de l’endettement des ménages. Les gouvernements ont élargi considérablement leur offre de programmes et services. Ils ont emprunté, notamment pour construire des infrastructures afin de contrer les effets de la crise financière mondiale, puis de façon massive pour financer des transferts aux particuliers et des prêts aux entreprises pendant la pandémie de COVID. L’inflation est réapparue, et les banques centrales du monde entier ont réagi en resserrant leur politique monétaire. Les tensions géopolitiques et les guerres ont remis à l’avant plan les enjeux de sécurité nationale et de sécurité économique.
En cours de route, les dettes - publique et privée – se sont accrues, le compte courant de la balance des paiements du Canada est passée d’un léger excédent à un léger déficit, et les gouvernements ont redistribué de larges parts des revenus. Au terme de toute cette activité, si l’on tient compte de l’inflation, notre économie n’a progressé que de 5,4 % par habitant.
Certes, le Canada n’est pas le seul pays à avoir subi un ralentissement de sa croissance. Le phénomène est mondial. Toutefois, d’autres économies développées ont obtenu des résultats nettement meilleurs. De 2006 à 2023, le PIB réel par habitant a augmenté de 10,4 % au Japon, de 11,8 % dans la zone euro, de 19,6 % en Australie et de 21,4 % aux États-Unis. Le Royaume-Uni, est le pays dont la croissance du PIB réel par habitant, à 7,9 %, se rapproche le plus de celle du Canada.
Outre les changements démographiques et les changements survenus sur le marché du travail, le principal facteur expliquant le ralentissement de la croissance du PIB par habitant est l’affaiblissement de la croissance de la productivité. Le PIB par heure de travail dans le secteur des entreprises au Canada au premier trimestre 2024 était supérieur de 10,9 % à celui de 2006; si la tendance observée avant 2006 s’était maintenue, cette croissance aurait été de 28,9 %. Le ralentissement de la croissance de la productivité dans l’économie s’explique à son tour par une diminution de l’approfondissement du capital, c’est-à-dire un ralentissement de l’augmentation du capital (structures, machinerie et équipement) par unité de main-d’œuvre. Il est important de noter qu’avant et après la crise financière mondiale, la croissance de la productivité ne bénéficiait que faiblement d’une meilleure utilisation du capital et de la main-d’œuvre, ce que les économistes appellent la productivité totale des facteurs, une mesure (imparfaite) de l’innovation.
Par rapport à d’autres pays, la part de notre épargne et de nos investissements dans le PIB se situe à peu près dans la moyenne. Cependant, même en tenant compte de la croissance démographique, nous consacrons une part plus importante de notre épargne nationale à l’investissement dans le logement,
Par travailleur, nous investissons davantage dans les structures non résidentielles – par exemple, l’infrastructure énergétique – que la plupart des autres économies développées, mais nettement moins que l’Australie. En revanche, notre économie investit nettement moins par travailleur dans la machinerie et l’équipement et dans les produits de propriété intellectuelle que la plupart des économies comparables, et bien moins que les États-Unis. Par exemple, contrairement aux entreprises américaines, nos entreprises, dans l’ensemble, n’ont pas augmenté leurs investissements dans les technologies de l’information et de la communication (y compris les logiciels) pendant la période de reprise qui a suivi la pandémie de COVID.
Pour raffermir la croissance du PIB par habitant et améliorer le niveau de vie, notre économie doit investir davantage par travailleur et accélérer l’innovation dans l’utilisation du capital, de la technologie et de la main-d’œuvre. Étant donné qu’il faut au même moment combler une pénurie de logements, il faut augmenter l’épargne intérieure pour y arriver.
La commande est d’autant plus exigeante que les conditions mondiales ne semblent pas propices à l’investissement des entreprises. Le monde est fragmenté et en proie à l’incertitude. Le contexte mondial est caractérisé par :
À l’échelle mondiale et au Canada, les signaux politiques qui orientent la transition énergétique et la transformation numérique de nos économies, deux facteurs essentiels des nouveaux investissements, sont incertains. En ce qui concerne l’énergie et le climat, la direction est claire, mais la politique est en avance sur les marchés : les investissements privés ne sont pas à la hauteur de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs et les engagements politiques. À l’inverse, en ce qui concerne la technologie numérique et l’intelligence artificielle (IA), les gouvernements tentent de rattraper les marchés. Les investissements doivent tenir compte d’un ensemble complexe de règles et de normes qui évoluent.
L’ensemble de ces facteurs fait peser des risques importants et donne lieu à un large éventail de scénarios économiques plausibles à moyen terme. Certains de ces scénarios pourraient faire diminuer l’investissement. Cependant, les changements structurels et les perturbations créent également des occasions. Pour bénéficier du changement, les entreprises doivent faire des paris calculés et privilégier des stratégies et des investissements à long terme.
Le Canada a des atouts dans la concurrence mondiale. Des nouvelles récentes peuvent aussi animer un optimisme. Le projet d’expansion du pipeline Trans Mountain est désormais complété et le pipeline est en service. Le projet Canada LNG est bien avancé. Grâce à des aides fiscales généreuses, le Canada a réussi à attirer des investissements de grande envergure dans les chaînes d’approvisionnement des batteries et des véhicules électriques. Notre économie est dotée de talent de calibre mondial et d’un ensemble dynamique de nouvelles entreprises à la pointe de la technologie de l’IA. Il reste néanmoins beaucoup à faire pour soutenir la concurrence mondiale, davantage encore pour s’imposer face à elle et conquérir les marchés mondiaux.
Pour appuyer la planification des entreprises, nous présentons un scénario de référence pour la croissance, l’inflation et les taux d’intérêt aux États-Unis et au Canada jusqu’à la fin de 2026.
Après avoir suivi des trajectoires divergentes en 2023, les deux économies devraient croître à un taux annuel d’environ 2,0 % jusqu’en 2026. Nous croyons que l’économie américaine sera de nouveau fondée sur l’amélioration de la productivité pour atteindre la croissance prévue de 2,0 %, davantage qu’au Canada où, comme par le passé, l’augmentation des heures de travail (c’est-à-dire la croissance de la main-d’œuvre) joueront probablement un rôle plus important.
Nous prévoyons que l’inflation atteindra l’objectif de 2,0 % au Canada d’ici la fin de 2025 et aux États-Unis au début de 2026. La Banque du Canada a commencé à réduire son taux d’intérêt directeur, et la Réserve fédérale devrait faire de même au second semestre de 2024. La Banque du Canada devrait procéder à une ou deux réductions supplémentaires d’un quart de point d’ici la fin de l’année. Nous croyons que la Réserve fédérale procédera à une réduction d’un quart de point d’ici la fin de l’année. Selon notre scénario, les taux directeurs des deux économies diminueront à des rythmes différents, mais atteindront le même seuil de 3,0 % d’ici le début de 2026.
Les taux d’intérêt à long terme (c’est-à-dire les taux des obligations d’État à 10 ans) devraient rester légèrement inférieurs à 4,0 % au Canada jusqu’à la fin de 2026, et aux États-Unis, ils devraient tendre vers le même niveau au cours de cette période.
Pour que nous puissions améliorer continuellement notre niveau de vie, l’objectif primordial de la politique économique du Canada doit être une hausse de la croissance de la productivité. C’est en accordant une priorité absolue aux investissements qui accroissent la productivité que la population canadienne disposera des revenus – et les gouvernements des recettes d’impôts – qui permettent d’acheter les biens et services privés et publics requis et de mener à bien d’autres activités essentielles.
L’augmentation de la part du PIB allouée à l’épargne et à l’investissement aujourd’hui et à moyen terme suppose une réduction de la part du PIB disponible pour la consommation courante. Pour les ménages, cela exige d’augmenter, sous une forme ou une autre, la part du revenu courant consacrée à l’épargne. Pour les entreprises, cela suppose de réinvestir une plus grande part des bénéfices. Pour les gouvernements, cela signifie d’allouer proportionnellement plus de ressources aux investissements publics susceptibles de générer un flux futur de recettes plutôt que d’augmenter les dépenses courantes.
Une stratégie axée sur la croissance de la productivité doit avoir un horizon à moyen terme. Elle doit donner une orientation, une prévisibilité, une continuité et une cohérence aux actions du gouvernement et émettre ainsi des signaux clairs aux investisseurs. Les investissements dans les infrastructures d’énergie et de ressources ainsi que dans la recherche et le développement (R-D) et l’innovation doivent compter sur un cadre stratégique cohérent qui dure bien au-delà du cycle politique habituel. Les détails de ce cadre évolueront, notamment en fonction des développements mondiaux, mais le cadre doit reposer sur des principes et des points d’ancrage stratégiques solides à moyen terme.
Chaque niveau de gouvernement a un rôle à jouer dans la mise en place du cadre stratégique pour accroître la croissance de la productivité du Canada, et ce rôle doit être axé sur la collaboration et la reddition de comptes. Le gouvernement fédéral dispose de leviers puissants et peut exercer un leadership national. Néanmoins, les gouvernements provinciaux, territoriaux et locaux, et dans certains cas les gouvernements autochtones, sont en première ligne de l’élaboration des politiques et surtout de leur mise en œuvre dans des domaines clés, et il doit y avoir une certaine harmonisation de la stratégie, des plans et des actions.
Les gouvernements doivent disposer d’un cadre financier crédible à moyen terme dans lequel les services promis sont prévus au budget de manière réaliste et financés par les recettes courantes.
Si la politique budgétaire continue à jouer un rôle important de stabilisation, l’emprunt net sur le cycle doit être entrepris dans le seul but de financer des investissements qui augmentent la capacité de production et produisent une source sûre de revenus. En mettant l’accent sur la productivité, le gouvernement doit également accorder plus d’attention à l’exécution et à la réalisation de ses initiatives, c’est-à-dire au travail de mise en œuvre complexe qui suit les annonces politiques.
À mesure que les conditions technologiques et économiques évoluent, la croissance de la productivité est obtenue par la réaffectation des ressources – capital financier, main-d’œuvre qualifiée et leadership – aux activités et entreprises les plus innovantes et les plus performantes, au détriment des activités et entreprises moins productives. Les économistes qualifient ce processus nécessaire de « destruction créatrice ». Les gouvernements doivent pouvoir tolérer le changement et être en mesure de faciliter l’adaptation des travailleurs.
Les gouvernements fédéral et provinciaux, individuellement et ensemble, doivent aborder toutes leurs initiatives stratégiques sous l’angle de l’amélioration de la productivité, en concevant leurs politiques et leurs programmes de manière à créer un cadre qui serve au mieux cet objectif primordial.
Dans nos dernières Perspectives économiques, nous avons défini cinq domaines de priorité stratégique : l’immigration, la concurrence, la fiscalité, les cadres pour l’économie numérique et la réglementation environnementale. Ces cinq priorités sont toujours d’actualité.
Par exemple, en ce qui concerne l’immigration, nous avons souligné la nécessité d’attirer des personnes hautement qualifiées qui peuvent contribuer à augmenter la production par travailleur, et de résister aux pressions visant simplement à combler les besoins dans les professions faiblement rémunérées.
En matière de fiscalité, une succession de mesures fédérales récentes illustre la nécessité d’une approche cohérente et intégrée. Nous ne préconisons pas une réforme unique et globale. Toutefois, il faut un effort continu, par étapes, avec des améliorations année après année, et cet effort doit être fondé sur des principes clairs et axé sur l’épargne et l’investissement de risque. Il convient également de revoir certains aspects de la réglementation du secteur financier afin de déterminer comment une plus grande partie de l’épargne des Canadiens peut être canalisée vers des investissements productifs.
Dans le contexte actuel difficile pour les relations économiques mondiales, le gouvernement fédéral a un rôle de leadership essentiel à jouer pour positionner notre économie sur la scène internationale. Il doit travailler avec les provinces et les entreprises dans une démarche « Équipe Canada » afin de gérer les risques et de promouvoir nos intérêts.
La consolidation de nos relations avec les États-Unis doit être une priorité. L’ACEUM a été une réussite pour notre diplomatie économique. Les prochaines rondes, quelle que soit l’administration américaine en place, risquent d’être plus difficiles. La gestion de nos relations avec la Chine alors que l'on s’efforce en même temps de construire des chaînes d’approvisionnement viables et résilientes en Amérique du Nord, notamment dans le domaine des véhicules électriques (VE), sera une tâche tout aussi délicate. D’une manière générale, nous devons trouver notre voie dans un monde fragmenté sans succomber au protectionnisme, qui nuirait gravement à nos perspectives économiques.
Les provinces sont des acteurs clés dans les domaines de priorités cités ci-dessus. Par exemple, dans le cadre du Plan des niveaux d’immigration de 2024-2026 du Canada, 40 % des immigrants de la composante économique seront admis au Canada au moyen du Programme des candidats des provinces.
En ce qui concerne toutes les formes de réglementation, les provinces et les municipalités ont un rôle important. Les provinces sont aux commandes des lois du commerce intérieur. En 2019, le Fonds monétaire international (FMI) a estimé que « la libéralisation complète du commerce intérieur des marchandises pourrait faire augmenter le PIB par habitant d’environ 4 % ». Jusqu’à présent, les progrès en ce sens sont extrêmement lents.
Nous citons deux domaines dans lesquels les provinces ont l’initiative et où une action décisive pourrait accélérer la mise en place d’une économie propre et productive.
Il n’existe pas de politique ou d’ensemble de politiques fédérales ou provinciales qui, toutes choses étant égales par ailleurs, pourraient modifier de manière décisive et rapide les tendances en matière d’épargne, d’investissement et de croissance de la productivité.
Pour faire bouger les choses, il faudra du temps et un ensemble d’actions cohérentes et complémentaires de la part des gouvernements fédéral et provinciaux, en collaboration avec les entreprises.
Globalement, la stratégie des entreprises et la politique des gouvernements doivent converger vers une augmentation de la production par travailleur et du PIB par habitant. Si, au contraire, cet objectif est subordonné à toutes les autres activités importantes, notre revenu par habitant sera stagnant ou même diminuera, et le retard que nous accusons par rapport à d’autres nations continuera de se creuser.