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Recours collectif pour conception négligente contre le fabricant de l’arme utilisée lors d’une fusillade de masse : échec de la demande de certification

22 août 2024

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Écrit par Gannon Beaulne et Tom Feore

La Cour supérieure de l’Ontario a récemment affirmé la nécessité de produire, à l’appui d’allégations de conception négligente, une preuve d’un expert en conception qualifié, même dans le contexte d’une motion en certification.

Dans l’affaire Price v Smith & Wesson Corp. (Price), le juge Paul Perell a refusé de certifier un recours collectif contre le fabricant de l’arme de poing utilisée lors de la tuerie de masse survenue en 2018 sur l’avenue Danforth, à Toronto. Les demandeurs présentaient un recours au nom des victimes décédées et des autres personnes touchées par ce drame. Au terme d’un processus en deux volets, le juge Perell a conclu qu’aucun fondement factuel n’appuyait la prétention que l’arme de poing utilisée lors de la tuerie avait été conçue de façon négligente ou que la négligence alléguée du fabricant avait causé le préjudice subi par les demandeurs.

Cette décision faisait suite à un jugement précédent selon lequel le recours des demandeurs pour conception négligente, fondé sur l’absence de certaines caractéristiques de sécurité dans la conception de l’arme, n’était pas voué à l’échec selon les actes de procédure. En 2020, le juge Perell avait scindé le processus de certification en deux volets : (1) une évaluation initiale de la suffisance des allégations des demandeurs, uniquement en se fondant sur les actes de procédure; (2) si les allégations passaient ce premier test, une évaluation de leur suffisance, au stade de la certification, en se fondant sur la preuve. Bien que les allégations de conception négligente aient passé le test des actes de procédure (comme nous l’avons expliqué dans un billet de blogue précédent, Les fabricants d’armes à feu sont-ils responsables des fusillades de masse?), le juge Perell a conclu que la preuve présentée par les demandeurs ne constituait pas « un certain fondement factuel » suffisant à l’étape de la certification.

Cette décision établit des lignes directrices claires et précises sur la preuve attendue des demandeurs pour la certification d’un recours en conception négligente. Elle montre également que le « déficit d’information » des demandeurs par rapport aux défendeurs (décisions de conception, autres éléments), souvent invoqué dans les affaires de responsabilité du fait des produits, ne libère pas les demandeurs du fardeau d’établir un certain fondement factuel étayant leurs allégations de conception négligente, notamment par une preuve d’expert.

Cette décision renforce également un principe reconnu : pour établir un certain fondement factuel à l’appui des questions communes, on doit établir non seulement qu’il est possible d’apporter une réponse commune aux questions communes proposées, mais aussi que ces questions existent réellement.

Aucun fondement factuel étayant les allégations de conception négligente

Le demandeur qui présente un recours en conception négligente doit :

  1. identifier le vice de conception du produit;
  2. établir que ce vice entraînait une probabilité considérable de préjudice;
  3. établir que des méthodes de fabrication plus sûres, mais économiquement faisables, auraient pu être utilisées.

Pour déterminer si le fabricant a été négligent dans la conception du produit, il faut effectuer une analyse risque-utilité en pondérant l’utilité du design choisi et les risques prévisibles qui y sont associés. La faisabilité économique est prise en compte : le design proposé doit pouvoir être fabriqué sans entraver indûment l’utilité du produit ou en augmenter indûment les coûts.

Dans l’affaire Price, le produit était un pistolet semi-automatique M&P40 de marque Smith & Wesson conçu pour un usage militaire et policier. Le vice de conception allégué par les demandeurs consistait en l’absence de technologie « d’arme intelligente », appelée aussi « technologie d’utilisateur autorisé ». Cette technologie, qui vise à prévenir l’usage criminel d’armes à feu, bloque le fonctionnement de l’arme quand elle n’est pas entre les mains d’un utilisateur autorisé. Il en existe différents types : identification par radiofréquence (RFID), jetons de proximité, anneaux magnétiques, reconnaissance des empreintes palmaires ou digitales, reconnaissance vocale et autres outils d’identification mécaniques, automatisés et biométriques.

Le pistolet M&P40 utilisé lors de la fusillade sur l’avenue Danforth avait été fabriqué aux États-Unis et légalement exporté au Canada en 2013. Déclaré volé en Saskatchewan en 2016, il s’est retrouvé entre les mains du tireur vers 2018. Le tireur n’était pas un utilisateur autorisé de cette arme.

Les demandeurs alléguaient (entre autres) que, puisque Smith & Wesson connaissait les risques associés à l’utilisation non autorisée de ses armes à feu et voulait même faire breveter certaines technologies préventives, elle avait fait preuve de négligence en n’intégrant aucune technologie préventive dans la conception du modèle M&P40.

Le juge Perell a fait remarquer qu’un point particulier l’avait « frappé » dans la preuve d’expert présentée avec la motion en certification : l’absence d’opinion d’un expert en conception d’armes de poing. Les experts des demandeurs affirmaient que le modèle M&P40 aurait dû comprendre un cran de sûreté interne ainsi que des technologies d’identification par radiofréquence (RFID) et de reconnaissance biométrique, et qu’un design intégrant ces caractéristiques serait plus sûr. Or les demandeurs n’ont présenté aucune preuve selon laquelle un tel prototype aurait été testé. En effet, le dossier de la Cour ne contient aucune preuve relative à des essais de toute forme de technologie d’utilisateur autorisé.

Les demandeurs soutenaient qu’ils ne devraient pas être tenus de fournir une preuve à l’appui de leur analyse risque-utilité à l’étape de la certification. En désaccord, le juge Perell a affirmé que [TRADUCTION] « le fardeau de la preuve […] nécessitait une opinion d’expert confirmant que : (1) l’absence de technologie d’utilisateur autorisé sur le pistolet M&P40 constitue un vice de conception susceptible d’avoir causé le préjudice subi par les membres du groupe; (2) un pistolet M&P40 intégrant une technologie d’utilisateur autorisé aurait pu être conçu et fabriqué à un coût raisonnable; (3) l’intégration d’une technologie d’utilisateur autorisé n’aurait pas entravé l’utilité du pistolet M&P40 pour les utilisateurs visés ».

Toujours selon le juge Perell, [TRADUCTION] « dans une affaire de conception négligente, il faut toujours une preuve d’un expert en conception ». Les demandeurs n’ont présenté aucune preuve établissant qu’un pistolet M&P40 conçu avec une technologie d’utilisateur autorisé aurait été fiable, économiquement faisable ou même plus sûr.

Rien dans la preuve ne démontrait qu’un fabricant d’armes à feu raisonnable, placé dans la même situation que Smith & Wesson, aurait conçu différemment le pistolet M&P40.

Le modèle M&P40 est conçu pour un usage militaire et policier. La raisonnabilité du design dépend des besoins des utilisateurs visés, en l’occurrence des militaires et des policiers qui sont formés au maniement d’armes de poing.

Les experts des demandeurs reconnaissaient que l’ajout d’une technologie d’utilisateur autorisé se répercuterait sur la complexité, le poids et la stabilité de l’arme (entre autres caractéristiques), d’où une diminution de sa fiabilité et donc de son utilité. Ces mêmes experts reconnaissaient également que l’ajout d’une telle technologie ferait grimper le coût de fabrication. Le juge Perell a conclu que la faisabilité des technologies mises de l’avant par les demandeurs était au mieux [TRADUCTION] « une faisabilité théorique fondée sur l’existence de brevets et l’utilisation d’une technologie d’utilisateur autorisé dans d’autres produits, par exemple les téléphones cellulaires et les automobiles ». Il a jugé qu’aucune preuve ne démontrait que l’intégration de mécanismes de verrouillage rendrait tous les pistolets M&P40 plus sûrs pour tous les utilisateurs ou pour la population.

Par conséquent, le juge Perell a conclu qu’aucun fondement factuel n’établissait que le design de Smith & Wesson contrevenait à la norme de diligence. Bien que les demandeurs puissent avancer comme argument de politique publique que toute arme de poing devrait comprendre une technologie d’utilisateur autorisé, [TRADUCTION] « un argument de politique publique n’équivaut pas à une cause d’action pour conception négligente contre un fabricant d’armes de poing qui a choisi de ne pas intégrer de technologie d’utilisateur autorisé dans la conception d’une arme fabriquée pour un usage militaire et policier ».

Lien de causalité

Le juge Perell s’est également demandé, vu la possibilité d’appels, si le lien de causalité général pouvait être certifié comme question commune. Répondant par la négative, le juge explique que les demandeurs n’ont pas réussi à présenter une preuve d’expert d’un criminologue établissant un fondement factuel pour la prétention selon laquelle l’ajout d’une technologie d’utilisateur autorisé au pistolet M&P40 réduirait les accidents et les crimes associés aux armes à feu comme la tuerie de l’avenue Danforth.

Les demandeurs soutenaient que le tireur, n’étant pas un utilisateur autorisé, aurait été incapable d’utiliser l’arme pour blesser ou tuer les membres du groupe proposé si une technologie d’utilisateur autorisé avait été intégrée au produit. Le juge Perell conclut plutôt que l’utilisation par le tireur d’un pistolet M&P40 sans technologie d’utilisateur autorisé était [TRADUCTION] « un fait accessoire, mais pas un fait causal créant un lien entre Smith & Wesson et le préjudice subi ». Le préjudice a été [TRADUCTION] « causé par les actes [du tireur] » et non « par un aspect du “comment” ».

Sans preuve d’expert établissant un lien entre l’absence d’une technologie d’utilisateur autorisé et les crimes du tireur, le juge Perell a conclu que [TRADUCTION] « le bon sens ne peut suppléer à l’insuffisance de la preuve », d’autant plus qu’environ la moitié des crimes commis par arme à feu au Canada sont le fait d’utilisateurs autorisés. Ainsi, [TRADUCTION] « on ne peut pas dire que la présence d’une technologie d’utilisateur autorisé aurait empêché [le tireur] de perpétrer ses crimes horribles ». Tout ce qu’on peut dire, poursuit le juge, c’est que l’utilisation d’une telle technologie aurait peut-être modifié le moyen employé, sans toutefois prévenir la fusillade.

Tout en saluant la volonté des demandeurs [TRADUCTION] « de faire en sorte que plus personne ne vive les souffrances qu’ils ont vécues », le juge Perell conclut que « c’est au Parlement ou aux législatures et non aux tribunaux de légiférer sur les normes de conception et de sécurité publique ».

Regard vers l’avenir

La décision Price affirme la nécessité de produire, à l’appui d’allégations de conception négligente, une preuve d’un expert en conception qualifié, même dans le contexte d’une motion en certification. Comme le souligne le juge Perell, le bon sens, aussi convaincant paraisse-t-il comme argument d’ordre public, ne peut suppléer à l’opinion d’un expert dûment qualifié (entre autres éléments de preuve) à l’appui d’un design plus sûr, mais économiquement faisable et aussi efficace pour l’usage et les utilisateurs visés.

Cette décision pourrait compliquer la tâche aux victimes de fusillades de masse qui intentent des poursuites en responsabilité délictuelle et des recours collectifs pour demander réparation aux fabricants d’armes à feu. L’affaire Price portait sur des allégations de conception négligente. Fait important : le juge Perell n’a pas exclu la possibilité que d’autres réclamations tombent dans cette catégorie de négligence ou que d’autres types de réclamations en responsabilité délictuelle portent sur des faits similaires, mais il a clairement indiqué que les caractéristiques de conception d’une arme à feu utilisée pour commettre une fusillade ou un autre crime ne sont, en elles-mêmes, que des caractéristiques accessoires de la façon dont le préjudice a été causé, et ne modifient pas la responsabilité causale du tireur.

En l’absence de preuve empirique d’un expert en criminologie soutenant que le design proposé réduirait ce genre de crime par arme à feu, cette décision laisse croire qu’il sera difficile d’établir un certain fondement factuel à l’appui d’une chaîne causale entre le fabricant et le tireur. L’absence de preuve d’expert adéquate dans cette affaire a joué pour beaucoup dans le résultat final.

La décision indique également que la présence d’un déficit d’information entre le demandeur-victime et le défendeur-fabricant sur les décisions de conception et d’autres éléments pertinents n’allège en rien l’obligation d’établir un certain fondement factuel au moyen d’une preuve d’expert et d’autres éléments de preuve à l’étape de la certification du recours collectif proposé. Bien que les tribunaux doivent tenir compte de tout déséquilibre, celui-ci ne change rien à la capacité du demandeur d’identifier le vice de conception commun allégué et d’établir une méthode de calcul pour l’analyse risque-utilité.

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