La semaine dernière, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision Lochan v Binance Holdings Limited, 2024 ONCA 784 [Binance], dans laquelle elle a refusé de suspendre un recours collectif en faveur de l’arbitrage. Ce faisant, la Cour a réaffirmé deux exceptions clés au principe kompetenz-kompetenz, qui donne à un tribunal arbitral le pouvoir de se prononcer sur sa propre compétence. Nous avons discuté de ces exceptions plus tôt cette année dans le contexte de la décision de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta dans l’affaire Orica Canada Inc v ARVOS GmbH, 2024 ABKB 97.
Binance impliquait un recours collectif par des traders de crypto-monnaie contre la plus grande plate-forme de trading de crypto-monnaie au monde, Binance Holdings Limited (Binance). Le recours collectif a été intenté face à une clause d’arbitrage dans les Conditions d’utilisation de Binance qui exigeait que tous les litiges entre Binance et ses utilisateurs soient résolus par arbitrage à Hong Kong.
En appel du refus d’un juge saisi de la requête de suspendre les recours collectifs, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué la jurisprudence existante de la Cour suprême et a confirmé que les tribunaux sont habilités à se prononcer sur la compétence d’un tribunal arbitral sans d’abord renvoyer la question au tribunal arbitral lui-même en vertu du principe kompetenz-kompetenz, dans les cas suivants :
En même temps, la Cour d’appel a également statué que le principe de kompetenz-kompetenz ne peut pas être écarté à la légère, et qu’un tribunal ne peut se prononcer sur la compétence d’un tribunal arbitral que si l’une des exceptions ci-dessus a été faite. Dans le contexte de la présente affaire, cela signifiait que le tribunal ne pouvait pas entendre les arguments selon lesquels une clause compromissoire était nulle pour des raisons d’ordre public ou d’iniquité sans d’abord établir une ou plusieurs des exceptions.
L’équilibre prudent établi par la Cour d’appel dans l’arrêt Binance réaffirme la réputation du Canada en tant que juridiction favorable à l’arbitrage. En même temps, il s’agit également d’un rappel important pour les entreprises orientées vers les consommateurs que tout processus d’arbitrage envisagé par leurs ententes de consommation doit être accessible au consommateur, conformément à la décision rendue en 2020 par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Uber Technologies Inc c. Heller, 2020 CSC 16 [Uber].
Binance a vendu des dérivés de cryptomonnaies à des Canadiens par l’entremise de son site Web, mais avait omis de déposer ou de livrer un prospectus à l’égard de ses placements de titres. Les demandeurs représentatifs, étant des négociants en cryptomonnaies qui avaient acheté des dérivés de cryptomonnaies, ont intenté un recours collectif en Ontario contre Binance pour avoir vendu des titres sans prospectus, comme l’exige la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario.
Binance a demandé que le recours collectif soit suspendu au motif que les demandeurs avaient convenu de résoudre tout différend par arbitrage conformément à une clause de règlement des différends incluse dans les conditions d’utilisation que les commerçants étaient tenus d’accepter lors de la création d’un compte sur le site Web de Binance.
La clause d’arbitrage permettait à Binance de modifier n’importe quelle partie de la convention d’arbitrage sans le consentement des commerçants. À cet égard, la Cour a noté que Binance avait changé le siège de l’arbitrage et du droit applicable quatre fois au cours de la période du recours collectif. La version la plus récente de la clause compromissoire prévoyait l’arbitrage à Hong Kong en vertu de la législation de Hong Kong. Le coût médian de l’arbitrage à Hong Kong était de 36 000 $CAN, sans compter les dépenses personnelles telles que les frais juridiques et les frais de déplacement qui devraient être supportés par les plaignants.
La demande de suspension de Binance a d’abord été entendue par un juge de requête de la Cour supérieure de justice, qui a appliqué l’analyse dans Uber pour conclure que les coûts de soumission à l’arbitrage le rendaient inaccessible à un investisseur moyen en crypto-monnaie, qui devrait avoir une réclamation de l’ordre de 5 000 $ CA. Le juge saisi de la requête a également conclu que la clause d’arbitrage était contraire à l’ordre public et déraisonnable parce que le site Web de Binance incitait les utilisateurs à ouvrir un compte en moins de 30 secondes, période pendant laquelle les utilisateurs prétendaient accepter environ 50 pages de conditions, y compris la clause d’arbitrage. Le juge saisi de la requête a également exprimé des préoccupations quant à la capacité de Binance de modifier unilatéralement les termes de la clause d’arbitrage sans le consentement des commerçants.
Le juge saisi de la requête a finalement refusé de suspendre les recours collectifs en faveur de l’arbitrage. Binance a interjeté appel.
En appel, la Cour d’appel était saisie des questions suivantes :
La Cour d’appel a commencé par examiner si le juge saisi de la requête avait commis une erreur en se fondant sur sa conclusion selon laquelle la clause compromissoire était contraire à l’ordre public comme motif indépendant de refuser un sursis.
Sur ce point, Binance a fait valoir que la validité d’une clause compromissoire était une question de compétence qui devrait être résolue par le tribunal arbitral conformément au principe kompetenz-kompetenz. Binance a soutenu que le juge saisi de la requête avait commis une erreur en examinant si la clause compromissoire était nulle pour des raisons d’ordre public sans d’abord déterminer si une exception au principe kompetenz-kompetenz s’appliquait.
La Cour d’appel a confirmé que, malgré les exceptions énoncées par la Cour suprême du Canada dans les affaires Dell Computer Corp c Union des Consommateurs, 2007 CSC 34 [Dell] et Uber, cette jurisprudence exige toujours que les tribunaux canadiens respectent le principe kompetenz-kompetenz. La Cour d’appel a convenu avec Binance qu’une cour ne peut annuler une clause compromissoire – privant ainsi le tribunal de sa compétence – que si la cour est d’abord convaincue qu’il existe une exception au principe kompetenz-kompetenz lui permettant de contourner le pouvoir du tribunal de décider de sa propre compétence :
[16] Avant qu’un tribunal national puisse entendre des arguments selon lesquels une clause compromissoire est nulle pour des raisons telles que l’iniquité ou le fait d’être contraire à l’ordre public, il doit d’abord être convaincu que les circonstances relèvent d’une exception à l’application du principe de compétence pour justifier le tribunal national décidant si la clause compromissoire est nulle, plutôt que de permettre au tribunal arbitral de trancher d’abord la question.
Toutefois, la Cour d’appel n’était pas d’accord avec Binance pour dire que le juge saisi de la requête avait commis une erreur à cet égard. La Cour a conclu que le juge saisi de la requête n’était pas entré directement dans une analyse de politique publique, mais qu’il avait plutôt commencé à bon droit par examiner si l’une ou l’autre des exceptions établies au principe kompetenz-kompetenz s’appliquait. Enfin, la Cour d’appel a confirmé la conclusion du juge saisi de la requête selon laquelle le principe kompetenz-kompetenz n’est pas écarté à la légère.
Comme nous l’avons déjà mentionné dans notre mise à jour sur Orica Canada Inc c ARVOS GmbH, 2024 ABKB 97, dans le sillage de Dell et Uber, le droit canadien reconnaît deux scénarios dans lesquels un écart par rapport au principe kompetenz-kompetenz peut être justifié :
a. prenant les faits invoqués comme vrais, il doit y avoir une véritable contestation de la compétence arbitrale ; et il doit y avoir une réelle perspective que la contestation ne soit jamais résolue par l’arbitre.
En l’espèce, Binance a soutenu que le juge saisi de la requête avait commis une erreur parce qu’il avait tiré des conclusions de fait en concluant que la clause compromissoire était déraisonnable et contraire à l’ordre public. Binance a également fait valoir que le juge saisi de la requête s’était engagé dans plus qu’un examen superficiel de la preuve pour déterminer s’il y avait une perspective réelle que la validité de la clause compromissoire ne pourrait jamais être résolue par un tribunal arbitral.
La Cour d’appel n’était pas d’accord sur les deux points, concluant qu’il n’y avait pas d’erreur de droit ou d’erreur de fait manifeste et dominante dans la conclusion du juge saisi de la requête selon laquelle les exceptions Dell et Uber au principe kompetenz-kompetenz étaient en jeu.
En particulier, la Cour d’appel a convenu avec le juge saisi de la requête que la clause compromissoire faisait partie d’une entente type, ce qui soulevait une question de droit. La Cour a également statué que, dans la mesure où le juge saisi de la requête avait procédé à un examen du dossier factuel, tant à l’étape préliminaire que dans ses conclusions relatives à l’ordre public et à l’iniquité, il l’avait fait en se fondant sur un examen superficiel du dossier documentaire.
La Cour d’appel n’a également constaté aucune erreur dans la conclusion du juge saisi de la requête selon laquelle un acheteur moyen de cryptomonnaies ne pouvait pas accéder de manière réaliste au tribunal arbitral pour résoudre la contestation juridictionnelle. En particulier, la Cour a statué que le juge saisi de la requête n’avait pas commis d’erreur en examinant l’effet sur un acheteur moyen de cryptomonnaies du forum arbitral se tenant à Hong Kong avec un coût médian d’environ 36 000 $ CA avant les dépenses personnelles.
La décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Binance s’appuie sur la ligne de compétence dans les affaires Dell et Uber, offrant d’autres améliorations et établissant un équilibre prudent entre le principe kompetenz-kompetenz et les exceptions à celui-ci. Tout en reconnaissant ces exceptions, la Cour d’appel a statué qu’une cour ne peut pas simplement contourner le pouvoir d’un tribunal arbitral de se prononcer sur sa propre compétence – par exemple, en concluant qu’une convention d’arbitrage est déraisonnable ou contraire à l’ordre public – sans d’abord déterminer qu’une exception au principe kompetenz-kompetenz est faite. L’arrêt Binance maintient ainsi la réputation du Canada en tant que juridiction favorable à l’arbitrage tout en reconnaissant d’importantes exceptions d’ordre public.
L’approche équilibrée énoncée par la Cour d’appel de l’Ontario trouvera probablement une application continue dans la mesure où les tribunaux canadiens établiront d’autres exceptions d’ordre public au principe kompetenz-kompetenz à l’avenir. Les cours canadiennes continueront de respecter le pouvoir d’un tribunal arbitral de se prononcer sur sa propre compétence et n’interviendront que lorsqu’une exception reconnue peut être établie.
En termes pratiques, la décision rendue dans l’affaire Binance est un autre rappel brutal pour les entreprises orientées vers les consommateurs qui s’appuient sur des accords types - en particulier ceux conclus en un seul clic - pour s’assurer que leurs clauses de règlement des différends fournissent un mécanisme raisonnablement accessible à leurs clients. Les entreprises orientées vers les consommateurs qui souhaitent profiter de la rapidité et de la confidentialité offertes par l’arbitrage seront bien servies par l’élaboration d’un processus de règlement des différends dédié qui est accessible à leur consommateur moyen, comme de nombreuses entités sophistiquées l’ont fait dans le sillage d’Uber. Pour discuter de vos besoins spécifiques et pour recevoir des conseils sur mesure, veuillez contacter l’auteur ou le Bennett Jones International Arbitration Practice group.